Pouvez-vous nous présenter votre entreprise ?
En Suisse, où elle a été fondée en décembre 2012, why! open computing SA est encore à ce jour la seule entreprise à proposer des ordinateurs préinstallés sous GNU/Linux.
A l’échelle mondiale, why! fut aussi la première marque à publier sur ifixit.com – sans surprise aussi membre du Club de la Durabilité – des guides de réparation illustrés et à proposer des pièces de rechange à des prix raisonnables pour permettre à ses clients de réparer ou mettre à niveau un ordinateur portable durant au moins 10 ans, soit deux fois plus longtemps que la moyenne mesurée.
Je précise que je suis un multirécidiviste ! En effet, il y a 42 ans, j’ai créé à Lausanne l’atelier de réparations en tous genres La Bonne Combine, qui répare toujours aujourd’hui quelques 10’000 appareils électriques et électroniques par année. En 1992, j’ai fondé le Bureau d’Investigation sur le Recyclage et la Durabilité (BIRD) qui fournit toujours, à Lausanne et Genève, des conseils en matière d’écoconception et de recyclage des déchets.
Après avoir occupé un poste de ministre en charge du développement durable dans le canton de Vaud, j’ai voulu relever le défi de concrétiser les préceptes de durabilité dans le domaine de l’informatique où l’on recense le plus grand nombre de scandales d’obsolescence programmée.
Quelle est votre définition de la « durabilité » ?
Depuis les débuts de La Bonne Combine en 1980, j’ai l’habitude de dire que la durée de vie d’un produit comme le temps qui sépare l’achat d’une décision de ne pas le réparer ou le mettre à niveau. Et je pense que cette définition reste valable.
Aujourd’hui, grâce au partage de connaissances qui se diffuse sur Internet – à l’instar de iFixit – il est devenu possible de réparer soi-même, de mettre à niveau, de détourner un appareil quel qu’il soit et de dégoter des pièces, y compris d’occasion ou génériques, que les fabricants ne veulent ou ne peuvent plus livrer. Ce mouvement est porteur d’immenses changements dans les modes de production et de consommation. Une lame de fond capable d’emporter les plus puissantes multinationales vers une concurrence parfaite à même de remettre l’économie libérale sur les bons rails. Dit autrement, d’atteindre la situation décrite par les économistes néoclassiques, dans laquelle se vérifierait l’idée que, à l’équilibre général des marchés, l’économie se trouverait dans une situation d’allocation optimale des ressources : moins de capital, de travail, d’énergie et de matières premières pour un maximum d’utilité pour les consommateurs, pour utiliser le jargon des économistes.
Pour exemplifier mon propos, j’aime citer les nombreux cas de ces bricoleurs de génie qui publient les schémas et les plans permettant de transformer un véhicule à essence en véhicule électrique. La généralisation de ce genre d’idées recèle un potentiel immense de réduction des déchets et de consommation de ressources, tout en créant des emplois locaux à forte valeur ajoutée. Et, si vous avez réussi à « mettre à niveau » votre voiture – que ce soit par vous-même ou avec l’aide d’un garagiste un tant soit peu ingénieux – vous allez pouvoir la faire durer aussi longtemps que vous le souhaitez.
Et il n’y a pas de limite théorique. Je me souviens d’une publication de la Société des Ingénieurs et Architectes suisses (SIA) décrivant le cas d’un pont en bois vieux de presque mille ans et dont chaque pièce peut être remplacée indépendamment des autres ! Qui dit mieux ? En conclusion, j’ai le sentiment que la durabilité a guidé l’Humanité durant des millénaires et que l’obsolescence programmée n’aura dévoyé les rapports de production que durant un siècle, depuis le fameux accord secret sur la réduction de la durée de vie des lampes à incandescence.
Comment votre entreprise contribue concrètement à la durabilité des produits/ services ?
Nous avons calculé l’indice de réparabilité de nos ordinateurs portables pour arriver à des notes échelonnées entre 9,5/10 et 9,8/10. Sur la plateforme https://www.indicereparabilite.fr/appareils/ordinateur-portable/ mise en place par un autre membre du Club de la Durabilité, Spareka, les notes des autres marques s’échelonnent majoritairement entre 3/10 et 7/10.
Notre collaboration de plus de trois ans avec la coopérative Commown – encore un membre du Club de la Durabilité ! – est une manière d’enfoncer le clou un peu plus profondément. Ce que l’on appelle l’économie de la fonctionnalité, dans laquelle on vend l’utilisation du produit et pas le produit lui-même et où le fournisseur a intérêt à ce que son produit dure le plus longtemps possible et pas le contraire, illustre bien l’ancrage de notre engagement.
Évidemment, why! recycle ses déchets, favorise l’utilisation des transports publics et du vélo, veille au respect de l’égalité entre femmes et hommes, tout en promouvant la participation du personnel aux décisions.
Quels sont vos enjeux majeurs actuels sur ces sujets ?
Notre principale inquiétude concerne l’évolution des normes et technologies dictées par les géants comme Intel ou Samsung et qui contribuent à rendre « obsolètes » nos machines après 1-2 ans, alors que le premier ordinateur why! commercialisé il y a presque dix ans répond toujours aux exigences d’une utilisation même professionnelle et couvre encore 99 % des besoins.
Je ne sais pas comment qualifier cette situation de « marketing » de l’obsolescence. Pourquoi les consommateurs satisfaits des services fournis par leur ordinateur continuent à remplacer leurs équipements toujours plus rapidement.
De plus en plus de processeurs, de barrettes de mémoire, de SSD soudés, d’écrans et d’éléments de châssis collés, la réparabilité ne cesse de se dégrader. Et les consommateurs semblent ne pas en avoir conscience : ils privilégient les marques, le léger et le dernier cri, indépendamment de leurs besoins.
Il existe heureusement des projets allant à sens contraire, comme celui de PowerPC notebook qui veut produire en Europe un laptop entièrement open source basé sur un processeur PowerPC et que nous soutenons depuis son lancement.
Quel est votre avis sur le cadre réglementaire actuel européen, français et suisse ?
La Suisse dispose depuis plus de vingt ans d’une législation très stricte en ce qui concerne l’élimination écologique des appareils électriques et électroniques. Les fabricants et distributeurs sont tenus de reprendre et de recycler les déchets d’équipements électriques et électroniques (DEEE) et s’acquittent d’une « taxe anticipée de recyclage » (TAE) environ 30 fois plus élevées que celle facturée, par exemple, par ecosystem en France. Du coup, le taux de recyclage des DEEE atteint plus de 80 %.
Mais le gros défaut de ce système est que les importateurs et distributeurs qui gèrent la TAE utilisent le financement des consommateurs pour « nettoyer » le marché et faire de la place pour les nouveaux produits mis en vente. Il est, par exemple, interdit pour une déchetterie communale de laisser les gens récupérer des appareils ou des pièces parmi les appareils collectés. Avec les relais politiques dont je dispose encore, je lutte depuis des années contre cette pratique clairement incompatible avec les principes de la Loi fédérale sur la protection de l’environnement (LPE), qui, depuis des décennies, place la prévention des déchets au sommet de la pyramide des priorités.
Dans ce contexte, j’ai relayé les récentes initiatives françaises – je suis franco-suisse – auprès d’élus nationaux en Suisse, comme la loi sur l’indice de réparabilité. Je suis persuadé que cette initiative – pionnière en Europe – pourrait être reprise en droit suisse. Cependant, mon expérience politique me fait douter que ce soit le cas dans un pays qui reste fondamentalement libéral.
Cela me désespère parfois, mais je me rassure en constatant que j’ai pu créer une entreprise pionnière sur la réparation, il y a 42 ans, et qui existe toujours aujourd’hui. La Suisse est, en outre, à l’abri de l’inflation législative qui existe en France, essentiellement parce que tous les sujets de société finissent par un vote populaire (initiative ou référendum). En conséquence, les évolutions de la Constitution et du Droit y sont bien plus lentes, mais bien plus sûres. Résultat – même si c’est un peu hors sujet – le Code du Travail (section du Code des Obligations suisse) est 20 fois plus léger et simple, et n’est modifié qu’une fois tous les 20 ou 30 ans. La prévisibilité du droit reste un atout du système suisse.
Quelles sont vos sources d’inspiration ou exemples emblématiques en matière de durabilité ?
Je suis plus que jamais convaincu que les approches open source et open hardware sont porteuses d’une transformation profonde des modes de production et de consommation.
Le CERN (Centre Européen pour la Recherche Nucléaire) a rédigé il y a 10 ans le brevet open hardware, récemment mis à jour (voir https://blogs.verts-vd.ch/marthaler/2020/cern-met-a-jour-licence-materiel-libre/).
Si cela pouvait conduire la France et l’Europe à adopter le principe « public money, public good », la mutualisation et la dissémination des meilleures solutions durables seraient puissamment renforcée. Heureusement, l’idée fait son chemin (voir https://blogs.verts-vd.ch/marthaler/2021/public-money-public-code-nouvelle-coalition-allemande-sengage/).